Saturday, November 12, 2016

Texture (Partie 4)

Chronique  |  Maggie Léonard


La voiture freina brusquement. Marlène marmonna qu'on avait bien failli passer tout droit. Je m'étais calmé depuis qu'elle m'avait annoncé qu'elle m'envoyait voir un psychologue, mais ça ne voulait pourtant pas dire que je ne lui en voulais plus. Je restai obstinément assis sur mon banc d'auto malgré le fait qu'on soit arrivé.

- Allez Emmett, me supplia-t-elle, ce n'est rien qu'une petite heure et je suis sûre que tu te sentiras beaucoup mieux après…

J'ouvris la porte d'un coup sec pour lui signaler que j'y allais, mais que ça ne me faisait pas plaisir pour autant. Elle m'accompagna jusqu'au bureau où m'attendait patiemment le psychologue. Il me connaissait déjà bien et même un peu trop à mon goût, alors il se permit de m'accueillir comme on retrouve un vieil ami.

- Alors, Emmett, comment va la vie?

- Excellent.

Il tira ma chaise pour que je prenne place devant son bureau. Il commença un monologue avec ce que j'appelais les préliminaires : les « Bonjour », les « Comment va l'école? », les « As-tu une copine maintenant? » et toutes ces autres phrases préconçues et vides d'intérêt. Puis, soudainement, il entra dans le vif du sujet.

- Marlène m'a informé que ton frère, Sacha, a été porté disparu deux jours durant… Tu voudrais m'en glisser un mot?

Je ne pris même pas la peine d'avoir l'air surpris. Il était évident qu'elle lui en avait parlé. Des fois, j'avais l'impression qu'elle appelait mon psy juste pour qu'ils papotent à mon sujet.

- Elle t'a sûrement tout dit ce qu'il y avait à savoir. Il a disparu, on l'a retrouvé et c'est tout, répondis-je d'un ton irrité.

- Je vois… Tu ne veux pas trop tâter le sujet. Ce n'est pas grave, tu sais que tu n'es obligé à rien avec moi.

Je trouvais si ironique qu'il me dise ça comme s'il voulait me rassurer sur mon silence et me tranquilliser l'esprit. Au contraire, je m'étais toujours senti obligé de tout lui raconter. Ce jour-là, par contre, je m'étais promis de ne ressentir aucune culpabilité si je voulais rester muet.

- Ça t'embête de me raconter une autre fois l'accident? s'enquit-il alors.

Malgré l'irritation que m'occasionnait cette question, je consentis tout de même à la lui narrer. Je l'avais déjà fait une centaine de fois, alors pourquoi pas une de plus?

- On revenait d'une partie de soccer de Sacha, commençais-je, et je me chicanais avec ma mère, parce qu'elle avait tenu à ce que je les accompagne, même si j'avais un party ce soir-là. C'est elle qui conduisait et elle avait décidé de prendre un nouveau chemin. La rue était déserte, parce qu'elle traversait un nouveau quartier en construction.

Ma gorge se serra comme elle le faisait à chaque fois, mais je l'ignorai par habitude.

- Personne n'avait vu le pick up rouge, repris-je. Il est juste...arrivé.

À ce moment de l'histoire, je débitais normalement ce que les policiers m'avaient dit. Sans émotion, exactement comme le ferait un présentateur de télévision sur la chaîne de nouvelles. J'avais appris à me détacher de l'histoire pour ne pas éclater en sanglots et je savais d'expérience que les gens préféraient savoir de quoi mes parents étaient morts plutôt que de savoir ce que Sacha et moi avions vécu. Dans un certain sens, cela me convenait; je n'étais pas du genre à étaler mes sentiments au premier venu, mais la curiosité malsaine des gens me mettait tout de même en rogne.

Cependant, cette journée-là, je me surpris moi-même à revivre l’événement. Pour la première fois, je dévoilai tout. Difficilement, mais tout. 

- Au départ, je ne m'étais aperçu de rien. C'est comme si le quart de seconde de l'impact n'avait jamais existé. Ce sont les cris de Sacha qui m'ont ramené à la réalité. Je vis d'abord ma mère... Elle était penchée comme si elle cherchait quelque chose derrière le tableau de bord. Mon père, lui, n'avait plus que la moitié du corps à l'intérieur de la voiture. Sacha continuait à crier et à pleurer. Quand j'y repense, j'aurais sûrement fait la même chose que lui. Avoir cinq ans et les jambes écrasées sous le poids du banc sur lequel ton père mort repose, c'est une bonne raison de crier. Et après…  Il est arrivé. Je l'ai vu... et Sacha aussi. Il...il s'est accroupi pour bien voir l'intérieur de la voiture et... et... il nous a souri. Il nous a souri de toutes ses dents. Il y avait du sang partout. Un dément, un vrai fou. C'était... c'était la mort. La mort en personne. J'en suis sûr. On ne peut pas sourire devant ça... On ne peut pas prendre plaisir à regarder la vie de deux enfants être gâchée à tout jamais. Et encore moins quand on en est le responsable. On ne peut pas! Ça se fait pas! Non! Non!

Je pleurais à chaudes larmes. Sans aucune gêne. Je m'étais enfin libéré du sourire. Ce sourire décoré de sang.

Mon psychologue s'approcha lentement et commença à flatter mon dos doucement, comme s'il voulait effacer le mal qui reposait sur moi. Une bonne dizaine de minutes s'écoulèrent avant que je me calme. L'homme se permit de parler.

- Tu avais écrit ça dans le journal que je t'avais demandé de tenir?

- Non, dis-je en un souffle, j'ai juste écrit des paroles de chansons.

- Je vois… Tu voudrais le ressortir et le compléter? Question que la boucle soit bouclée…

C'en était trop. Comment osait-il? Était-il aveugle aussi? Ou simplement con?

- Ce doit être une blague… C'est forcément une blague! m'écriais-je. Tu vois pas toi non plus? Tu vois pas que mes yeux m'ont lâché? Le jour où cette pute m'a frappé! Tu vois pas que je suis AVEUGLE?!

J'étais hors de moi. Il s'excusa, mais c'était trop tard. Je voulais partir maintenant. Je me levai pour prendre la porte et il me demanda si j'avais ma canne. Il ne m'avait pas vu entrer avec. Non, je n'avais pas ma canne, j'avais une fierté par contre! Je ne voulais pas qu'on me prenne en pitié. Oh non. Si j'étais capable de me débrouiller sans yeux depuis près de trois ans, j'étais bien capable de survivre sans une stupide canne blanche.

Marlène vint me chercher à la porte. L'expression sur mon visage l'avait sûrement convaincue de rester silencieuse. Je méditais sur la rencontre et l’imbécillité de ce psychologue. J'avais beau lui en vouloir de m'avoir fait revivre tout ça, ce n'était pas bête, l'idée du journal. Peut-être que si je le ressortais de la boîte où je l'avais enfoui... Juste sentir la froideur du cuir...

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