La
voiture freina brusquement. Marlène marmonna qu'on avait bien failli passer
tout droit. Je m'étais calmé depuis qu'elle m'avait annoncé qu'elle m'envoyait
voir un psychologue, mais ça ne voulait pourtant pas dire que je ne lui en
voulais plus. Je restai obstinément assis sur mon banc d'auto malgré le fait
qu'on soit arrivé.
- Allez
Emmett, me supplia-t-elle, ce n'est rien qu'une petite heure et je suis sûre
que tu te sentiras beaucoup mieux après…
J'ouvris
la porte d'un coup sec pour lui signaler que j'y allais, mais que ça ne me
faisait pas plaisir pour autant. Elle m'accompagna jusqu'au bureau où
m'attendait patiemment le psychologue. Il me connaissait déjà bien et même un
peu trop à mon goût, alors il se permit de m'accueillir comme on retrouve un
vieil ami.
- Alors,
Emmett, comment va la vie?
- Excellent.
Il
tira ma chaise pour que je prenne place devant son bureau. Il commença un
monologue avec ce que j'appelais les préliminaires : les
« Bonjour », les « Comment va l'école? », les « As-tu
une copine maintenant? » et toutes ces autres phrases préconçues et vides
d'intérêt. Puis, soudainement, il entra dans le vif du sujet.
-
Marlène m'a informé que ton frère, Sacha, a été porté disparu deux jours
durant… Tu voudrais m'en glisser un mot?
Je
ne pris même pas la peine d'avoir l'air surpris. Il était évident qu'elle lui
en avait parlé. Des fois, j'avais l'impression qu'elle appelait mon psy juste
pour qu'ils papotent à mon sujet.
- Elle
t'a sûrement tout dit ce qu'il y avait à savoir. Il a disparu, on l'a retrouvé
et c'est tout, répondis-je d'un ton irrité.
- Je
vois… Tu ne veux pas trop tâter le sujet. Ce n'est pas grave, tu sais que tu
n'es obligé à rien avec moi.
Je
trouvais si ironique qu'il me dise ça comme s'il voulait me rassurer sur mon
silence et me tranquilliser l'esprit. Au contraire, je m'étais toujours senti
obligé de tout lui raconter. Ce jour-là, par contre, je m'étais promis de ne
ressentir aucune culpabilité si je voulais rester muet.
-
Ça t'embête de me raconter une autre fois l'accident? s'enquit-il alors.
Malgré
l'irritation que m'occasionnait cette question, je consentis tout de même à la
lui narrer. Je l'avais déjà fait une centaine de fois, alors pourquoi pas une
de plus?
-
On revenait d'une partie de soccer de Sacha, commençais-je, et je me chicanais
avec ma mère, parce qu'elle avait tenu à ce que je les accompagne, même si
j'avais un party ce soir-là. C'est elle qui conduisait et elle avait
décidé de prendre un nouveau chemin. La rue était déserte, parce qu'elle
traversait un nouveau quartier en construction.
Ma
gorge se serra comme elle le faisait à chaque fois, mais je l'ignorai par
habitude.
- Personne
n'avait vu le pick up rouge, repris-je. Il est juste...arrivé.
À
ce moment de l'histoire, je débitais normalement ce que les policiers m'avaient
dit. Sans émotion, exactement comme le ferait un présentateur de télévision sur
la chaîne de nouvelles. J'avais appris à me détacher de l'histoire pour ne pas
éclater en sanglots et je savais d'expérience que les gens préféraient savoir
de quoi mes parents étaient morts plutôt que de savoir ce que Sacha et moi
avions vécu. Dans un certain sens, cela me convenait; je n'étais pas du genre à
étaler mes sentiments au premier venu, mais la curiosité malsaine des gens me
mettait tout de même en rogne.
Cependant,
cette journée-là, je me surpris moi-même à revivre l’événement. Pour la
première fois, je dévoilai tout. Difficilement, mais tout.
-
Au départ, je ne m'étais aperçu de rien. C'est comme si le quart de seconde de
l'impact n'avait jamais existé. Ce sont les cris de Sacha qui m'ont ramené à
la réalité. Je vis d'abord ma mère... Elle était penchée comme si elle cherchait
quelque chose derrière le tableau de bord. Mon père, lui, n'avait plus que la
moitié du corps à l'intérieur de la voiture. Sacha continuait à crier et à
pleurer. Quand j'y repense, j'aurais sûrement fait la même chose que lui. Avoir
cinq ans et les jambes écrasées sous le poids du banc sur lequel ton père mort
repose, c'est une bonne raison de crier. Et après… Il est arrivé. Je l'ai vu... et Sacha aussi.
Il...il s'est accroupi pour bien voir l'intérieur de la voiture et... et... il
nous a souri. Il nous a souri de toutes ses dents. Il y avait du sang partout.
Un dément, un vrai fou. C'était... c'était la mort. La mort en personne. J'en
suis sûr. On ne peut pas sourire devant ça... On ne peut pas prendre plaisir à
regarder la vie de deux enfants être gâchée à tout jamais. Et encore moins
quand on en est le responsable. On ne peut pas! Ça se fait pas! Non! Non!
Je
pleurais à chaudes larmes. Sans aucune gêne. Je m'étais enfin libéré du sourire.
Ce sourire décoré de sang.
Mon
psychologue s'approcha lentement et commença à flatter mon dos doucement, comme
s'il voulait effacer le mal qui reposait sur moi. Une bonne dizaine de minutes
s'écoulèrent avant que je me calme. L'homme se permit de parler.
- Tu
avais écrit ça dans le journal que je t'avais demandé de tenir?
- Non,
dis-je en un souffle, j'ai juste écrit des paroles de chansons.
- Je
vois… Tu voudrais le ressortir et le compléter? Question que la boucle soit
bouclée…
C'en
était trop. Comment osait-il? Était-il aveugle aussi? Ou simplement con?
- Ce
doit être une blague… C'est forcément une blague! m'écriais-je. Tu vois pas toi
non plus? Tu vois pas que mes yeux m'ont lâché? Le jour où cette pute m'a
frappé! Tu vois pas que je suis AVEUGLE?!
J'étais
hors de moi. Il s'excusa, mais c'était trop tard. Je voulais partir maintenant.
Je me levai pour prendre la porte et il me demanda si j'avais ma canne. Il ne
m'avait pas vu entrer avec. Non, je n'avais pas ma canne, j'avais une fierté
par contre! Je ne voulais pas qu'on me prenne en pitié. Oh non. Si j'étais capable
de me débrouiller sans yeux depuis près de trois ans, j'étais bien capable de
survivre sans une stupide canne blanche.
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