Tuesday, April 18, 2017

Texture (partie 7)

Chronique  |  Maggie Léonard

Cela faisait un bon cinq minutes qu'elle tentait de s'excuser par tous les moyens. Deux ans après, c'est trop tard pour s’excuser d'avoir provoquer ma cécité. Sa voix était un ennuyant accompagnement à mon apparente indifférence. Elle dut finir par s’apercevoir de mon désagrément, car elle décida de changer de cassette.

- Au fait, j'ai vu Sacha au parc il y a quelques jours. J'ai pensé que t'étais là, mais je t'ai pas vu.

- Au parc?

- Oui, oui. Peut-être qu'il était avec un ami…

- Faut que j'y aille. Bye!

Le parc en question était près de la maison d'Alexia, mais assez loin de la mienne. Je dirais à environ quarante-cinq minutes à pied. C'était un grand parc comportant balançoires, glissades et carrés de sable et se terminant par un boisé. Le genre de petite forêt fréquentée par les amants en quête d'intimité et redoutée des enfants qui y perdaient leur ballon. C'était la parfaite cachette pour jouer à cache-cache quand on y restait en lisière, mais aussi la frousse des parents qui craignaient de ne plus jamais retrouver leur progéniture. Je me demandais avec qui Sacha avait bien pu y aller et surtout quand.

J'arrivai à la maison pile au moment où l'autobus scolaire déposait mon frère devant l'entrée. Je l'entendis m'appeler et sa petite main se glissa dans la mienne quand il fut à ma hauteur.

- J'ai eu huit sur dix dans ma dictée aujourd'hui et madame Carole m'a donné un autocollant! s'écria-t-il.

- Wow! Bravo, mon grand! Ça te dirait un petit tour au parc pour fêter ça?

- Oui, oui, oui!

Je lui donnai une banane et des craquelins en lui promettant de compléter sa collation avec une crème glacée achetée au dépanneur. Nous prîmes nos affaires et partîmes pour le parc. C'était une magnifique journée. Le soleil chauffait mon visage et le vent ébouriffait les cheveux de Sacha. Nous marchions main dans la main en essuyant une fois de temps en temps nos paumes moites sur nos shorts. Mon cadet me tirait par le bras comme pour me guider même si je connaissais très bien le chemin. Je savais que cela le rendait fier, s'occuper de son grand frère.

Le dessert glacé acheté et déjà bien entamé, nous nous assîmes sur un banc au parc. Je n'avais pas choisi n'importe quel parc, mais bien celui où Alexia avait aperçu Sacha. Celui-ci s’abstint de commenter mon choix et préféra plutôt balancer ses jambes silencieusement. J'attendis qu'il me dise quelque chose même si je savais qu'il n'en ferait rien. Il était certain qu'il ne voulait pas se faire punir d'être parti si loin de la maison sans permission. Je décidai donc de lui raconter une histoire qui, je l’espérais, provoquerait une confession de sa part.

- Connais-tu l'histoire du chevalier amputé?

Il ne pipa mot.

- Il y a des années de cela vivait un gentil chevalier. Grand, beau et merveilleusement courageux, il était aimé de tous. Jamais il n'avait perdu devant un ennemi et jamais il n'était méchant. Il était vif comme l'aigle et agile comme le chat, il sortait toujours indemne des combats et cela faisait de lui le meilleur de tous. Un jour, la rumeur courut qu'un ogre écrasait des maisons de fermiers et arrachait leur récolte comme de la mauvaise herbe. Sans leur gagne-pain et leur logis, les tristes fermiers et leur famille devenaient pauvres et malades. Le chevalier ne pouvait laisser une telle injustice arriver. Il prit donc son courage à deux mains et partit à la rencontre de l'ogre. Celui-ci était immense et féroce, mais notre preux chevalier avait confiance qu'il pouvait le battre. La bataille dura des heures et des heures et c'est en tombant à bout de force que l'ogre fut vaincu. Il était gros et c'est sa lourdeur qui l'avait trahi, il ne pouvait rien contre la rapidité de son adversaire. Le chevalier, fier de lui, quitta les lieux du drame sans un regard vers le perdant. Pourtant, s'il l'avait fait, il aurait peut-être vu la longue griffe de l'ogre se déployer. Il l'aurait peut-être aussi vu se tendre vers sa jambe. Mais il était trop tard, la griffe acérée déchira la tendre chair de sa cuisse. Pour ne pas ternir sa réputation, le chevalier décida de garder sa blessure secrète. Cependant, sans les soins nécessaires, elle se mit bientôt à s'infecter. Malheureusement, le chevalier était bien trop orgueilleux pour dire la vérité et aller chercher l'aide d'un guérisseur. Jour après jour, sa plaie pourrissait comme une fleur qui se fane. Un soir, une dame trouva le chevalier appuyé contre un baril, inconscient. La fièvre l'avait consumé jusqu'à le faire tomber dans les pommes. Un guérisseur et une guérisseuse durent prendre soin du malade trois nuits et trois jours durant. Ils durent prendre la lourde décision d'amputer la jambe infectée avant qu'elle ne tue le cachottier. Quand le chevalier se réveilla, il ne trouva qu'une jambe à son corps. Contrairement à ce qu'il redoutait, sa réputation ne fut pas entachée par sa blessure et les villageois continuaient à l'aimer autant. S'il n'avait pas gardé son secret, le chevalier aurait peut-être encore sa jambe perdue et l'admiration que les gens avaient à son égard n'aurait pas changé. Il apprit tristement de ses erreurs, mais il décida qu'à présent, il dirait toujours la vérité.

Je sentais Sacha s'agiter nerveusement à mes côtés. Il ramena ses jambes sur le banc et se tourna vers mon oreille. Quand il était nerveux, honteux ou tout simplement inquiet, Sacha chuchotait ce qu'il avait à nous révéler et c'est ainsi que je l'entendis souffler :

- Je voulais aller la voir, elle, pour la chicaner de t'avoir fait du mal, mais...

Et il éclata en sanglots. 


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