Chronique | Maggie Léonard
Donc,
cette journée-là. Cette journée-là, j'étais chez Alexia et on mangeait des
chips au vinaigre en regardant James Bond 3. J'aimais le côté… gars d'Alexia.
Elle n'était pas le genre de fille à vouloir écouter des films d'amour
collée-collée contre son chum. Mais, dans le fond, qu'est-ce que je savais des
filles? Peut-être que c'était super cliché de penser que toutes les filles
voulaient regarder Roméo et Juliette en buvant du thé à la fraise.
Comment aurais-je pu le savoir ? Alexia avait été ma première et seule
amoureuse. Le soleil d'été, qu'elle était à mes yeux, était venu engourdir la peine
qui ne me lâchait pas depuis cinq mois.
Cela
faisait un quadrimestre que je vivais sur un petit nuage. On se voyait tous les
jours. On passait le plus clair de notre temps chez elle, mais parfois, on
faisait un petit saut chez moi pour faire la bise à Marlène et arracher un
sourire à Sacha. Ma douce vivait seule avec son père et son grand cousin. Elle
m'avait raconté qu'il était plus qu'un cousin, mais bien son frère adoptif. En
effet, le père d'Alexia avait adopté Vince – ledit cousin – lorsque sa mère
l'avait abandonné plus jeune. On la soupçonnait d'avoir abusé des
« plaisirs de ce monde » et d'être disparue dans la nature à la recherche
d'autres divertissements. Je ne connaissais pas trop l'histoire de Vince, ou
plutôt Vincent, mais je savais qu'en gros, c'était triste. Sa chambre était un
ramassis de cannettes de bière vides, de vêtements sales, de traîneries
laissées là par insouciance. Cet étrange personnage, pourtant si bien entouré
de l'amour d'Alexia, me laissait perplexe de par son manque d'engagement dans
la maison. Il vivait bien là, cela ne faisait aucun doute, mais il agissait
comme un fantôme capricieux, qui vient quand cela lui chante, au plus grand
désarroi des propriétaires. Il n'apparaissait jamais dans les photos de famille
et Alexia lui trouvait toujours des excuses de ne pas avoir été à ces
événements photographiés puis encadrés. « Oh! Quand on est allé à la
cabane à sucre, il allait voir des amis. On aurait dû l'avertir plus tôt, c'est
pas de sa faute s'il a pas pu venir, » ou encore « Ah! Non, mais à
ce souper-là, il avait un concert, vraiment ça coûte cher un concert. Il allait
pas y renoncer juste pour un p'tit souper... » Pourtant, je savais que
cela affectait grandement mon amoureuse du temps. Elle qui était si calme,
ordonnée et aimante, contrastait grossièrement avec cet être… sauvage. C'était
comme s'il venait chez Alexia seulement pour se ravitailler, puis en repartait,
sans culpabilité ni attachement. Vincent me fascinait, mais je ne l'avais
pourtant jamais vu. Jusqu'à cette journée-là.
Alexia
et moi étions donc en train de regarder Skyfall, lorsque la porte
s'ouvrit brusquement. Le salon et l'entrée étaient adjacents, seul un petit
muret surmonté d'une colonne délimitait les deux pièces. D'où j'étais assis, je
ne pouvais voir le visage de l'arrivant, mais Alexia le reconnut.
- Vince!
T'as faim? Tu veux quelque chose?
Il
poussa un grognement et se retourna. À ce moment, mon cœur rata un battement et
mon teint devient translucide. On aurait dit un vieux film de cow-boys où les
deux ennemis, avant de dégainer leurs armes, se jetaient un regard haineux. Si
j'avais effectivement été dans un western, le gros plan sur mes yeux aurait
cependant montré toute la peur qui s'y cachait. Ceux de Vince, au contraire,
affichaient un réel amusement. Il me sourit de la même façon qu'il l'avait fait
ce soir-là, le sang en moins. Il eut même l'arrogance d'échapper un petit rire
et de lancer un « Je repasse tantôt » avant de quitter la maison.
Alexia
s’aperçut à quel point j'étais troublé, mais elle ne comprenait pas pourquoi.
Je lui avais raconté l'histoire pourtant! N'avait-elle pas fait de liens?
J'entrai dans une rage folle.
-C'EST
LUI! C'EST TON COUSIN!! COMMENT T'AS PU?!
-
Hein? Attends, rassieds-toi. Calme-toi, Em.
-
CALME-TOI?! Il a TUÉ mes parents!
Je
la voyais confuse et désespérée; elle marmonna que j'avais dû me tromper, que
ce n'était pas possible, que son cousin n'aurait jamais fait une chose
pareille. Je tentai de me raisonner. Elle avait peut-être raison. Peut-être que
je m'étais trompé, que ce n'était pas lui.
-
Écoute, le 4 octobre dernier, il faisait quoi ton cousin? m'enquis-je.
-
Je… je sais pas trop, bredouilla-t-elle. Le 4 octobre… je crois qu'on fêtait
mon père. Oui, c'est ça. C'était un samedi et la fête de mon père avait été le
jeudi.
-
Et Vince, il est sorti ce soir-là?
-
Ils avaient tous pas mal bu, ça m'étonnerait.
Elle
fixa ses mains jointes durant de longues secondes, puis levant ses grands yeux
sur moi, comme si elle implorait mon pardon, elle lâcha :
-
Je lui avais demandé d'aller acheter du lait. Pour accompagner le gâteau.
C'en
était trop. J'explosai en un tourbillon de jurons et de larmes. J'envoyai
valser les cadres qui étaient à portée de main, à la recherche d'une
photographie de Vince. Je voulais le revoir.
-
TU DOIS BIEN AVOIR UNE PUTAIN DE PHOTO! gueulais-je.
-
Mais merde Emmett! Il l'a pas fait exprès! C'ÉTAIT UN ACCIDENT! répliqua-t-elle
sur le même ton.
Je
trouvai enfin une petite image coincée entre un billet de loterie et une carte
d'affaire sur le réfrigérateur. Mes yeux ne m'avaient pas trompé. C'était bien
lui. Et elle l'avait encouragé à conduire saoul.
Cela
faisait bien vingt minutes qu'Alexia et moi nous nous postillonnions des insultes au
visage. Mon incompréhension face à son obstination à défendre son cousin
s'était depuis longtemps transformée en colère. Sans trop savoir pourquoi ni
comment, mes mains se ramassèrent autour de son cou. Oh, je ne voulais pas
serrer pour de vrai, juste lui faire peur pour qu'elle se taise.
Je
ne vis pas sa main tâtonner la table basse. Je ne la vis pas non plus empoigner
le cendrier de verre. Je vis cependant le choc dans son regard. Je ne saurai
dire si je ressentis la douleur avant ou après le sang qui se mit à couler sur
mon visage.
***
La
dernière chose dont je me rappelai de cette journée-là, c'est ma main écrivant
dans mon journal intime des mots dont ma vue brouillée ne pouvait qu'à peine
capter.
Elle me prive de mes parents et maintenant de mes yeux.
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