Tuesday, February 28, 2017

Texture (partie 6)

Chronique  |  Maggie Léonard 

Donc, cette journée-là. Cette journée-là, j'étais chez Alexia et on mangeait des chips au vinaigre en regardant James Bond 3. J'aimais le côté… gars d'Alexia. Elle n'était pas le genre de fille à vouloir écouter des films d'amour collée-collée contre son chum. Mais, dans le fond, qu'est-ce que je savais des filles? Peut-être que c'était super cliché de penser que toutes les filles voulaient regarder Roméo et Juliette en buvant du thé à la fraise. Comment aurais-je pu le savoir ? Alexia avait été ma première et seule amoureuse. Le soleil d'été, qu'elle était à mes yeux, était venu engourdir la peine qui ne me lâchait pas depuis cinq mois.

Cela faisait un quadrimestre que je vivais sur un petit nuage. On se voyait tous les jours. On passait le plus clair de notre temps chez elle, mais parfois, on faisait un petit saut chez moi pour faire la bise à Marlène et arracher un sourire à Sacha. Ma douce vivait seule avec son père et son grand cousin. Elle m'avait raconté qu'il était plus qu'un cousin, mais bien son frère adoptif. En effet, le père d'Alexia avait adopté Vince – ledit cousin – lorsque sa mère l'avait abandonné plus jeune. On la soupçonnait d'avoir abusé des « plaisirs de ce monde » et d'être disparue dans la nature à la recherche d'autres divertissements. Je ne connaissais pas trop l'histoire de Vince, ou plutôt Vincent, mais je savais qu'en gros, c'était triste. Sa chambre était un ramassis de cannettes de bière vides, de vêtements sales, de traîneries laissées là par insouciance. Cet étrange personnage, pourtant si bien entouré de l'amour d'Alexia, me laissait perplexe de par son manque d'engagement dans la maison. Il vivait bien là, cela ne faisait aucun doute, mais il agissait comme un fantôme capricieux, qui vient quand cela lui chante, au plus grand désarroi des propriétaires. Il n'apparaissait jamais dans les photos de famille et Alexia lui trouvait toujours des excuses de ne pas avoir été à ces événements photographiés puis encadrés. « Oh! Quand on est allé à la cabane à sucre, il allait voir des amis. On aurait dû l'avertir plus tôt, c'est pas de sa faute s'il a pas pu venir, » ou encore « Ah! Non, mais à ce souper-là, il avait un concert, vraiment ça coûte cher un concert. Il allait pas y renoncer juste pour un p'tit souper... » Pourtant, je savais que cela affectait grandement mon amoureuse du temps. Elle qui était si calme, ordonnée et aimante, contrastait grossièrement avec cet être… sauvage. C'était comme s'il venait chez Alexia seulement pour se ravitailler, puis en repartait, sans culpabilité ni attachement. Vincent me fascinait, mais je ne l'avais pourtant jamais vu. Jusqu'à cette journée-là.

Alexia et moi étions donc en train de regarder Skyfall, lorsque la porte s'ouvrit brusquement. Le salon et l'entrée étaient adjacents, seul un petit muret surmonté d'une colonne délimitait les deux pièces. D'où j'étais assis, je ne pouvais voir le visage de l'arrivant, mais Alexia le reconnut.

- Vince! T'as faim? Tu veux quelque chose?

Il poussa un grognement et se retourna. À ce moment, mon cœur rata un battement et mon teint devient translucide. On aurait dit un vieux film de cow-boys où les deux ennemis, avant de dégainer leurs armes, se jetaient un regard haineux. Si j'avais effectivement été dans un western, le gros plan sur mes yeux aurait cependant montré toute la peur qui s'y cachait. Ceux de Vince, au contraire, affichaient un réel amusement. Il me sourit de la même façon qu'il l'avait fait ce soir-là, le sang en moins. Il eut même l'arrogance d'échapper un petit rire et de lancer un « Je repasse tantôt » avant de quitter la maison.

Alexia s’aperçut à quel point j'étais troublé, mais elle ne comprenait pas pourquoi. Je lui avais raconté l'histoire pourtant! N'avait-elle pas fait de liens? J'entrai dans une rage folle.

-C'EST LUI! C'EST TON COUSIN!! COMMENT T'AS PU?!

- Hein? Attends, rassieds-toi. Calme-toi, Em.

- CALME-TOI?! Il a TUÉ mes parents!

Je la voyais confuse et désespérée; elle marmonna que j'avais dû me tromper, que ce n'était pas possible, que son cousin n'aurait jamais fait une chose pareille. Je tentai de me raisonner. Elle avait peut-être raison. Peut-être que je m'étais trompé, que ce n'était pas lui.

- Écoute, le 4 octobre dernier, il faisait quoi ton cousin? m'enquis-je.

- Je… je sais pas trop, bredouilla-t-elle. Le 4 octobre… je crois qu'on fêtait mon père. Oui, c'est ça. C'était un samedi et la fête de mon père avait été le jeudi.

- Et Vince, il est sorti ce soir-là?

- Ils avaient tous pas mal bu, ça m'étonnerait.

Elle fixa ses mains jointes durant de longues secondes, puis levant ses grands yeux sur moi, comme si elle implorait mon pardon, elle lâcha :

- Je lui avais demandé d'aller acheter du lait. Pour accompagner le gâteau.

C'en était trop. J'explosai en un tourbillon de jurons et de larmes. J'envoyai valser les cadres qui étaient à portée de main, à la recherche d'une photographie de Vince. Je voulais le revoir.

- TU DOIS BIEN AVOIR UNE PUTAIN DE PHOTO! gueulais-je.

- Mais merde Emmett! Il l'a pas fait exprès! C'ÉTAIT UN ACCIDENT! répliqua-t-elle sur le même ton.

Je trouvai enfin une petite image coincée entre un billet de loterie et une carte d'affaire sur le réfrigérateur. Mes yeux ne m'avaient pas trompé. C'était bien lui. Et elle l'avait encouragé à conduire saoul.

Cela faisait bien vingt minutes qu'Alexia et moi nous nous postillonnions des insultes au visage. Mon incompréhension face à son obstination à défendre son cousin s'était depuis longtemps transformée en colère. Sans trop savoir pourquoi ni comment, mes mains se ramassèrent autour de son cou. Oh, je ne voulais pas serrer pour de vrai, juste lui faire peur pour qu'elle se taise.

Je ne vis pas sa main tâtonner la table basse. Je ne la vis pas non plus empoigner le cendrier de verre. Je vis cependant le choc dans son regard. Je ne saurai dire si je ressentis la douleur avant ou après le sang qui se mit à couler sur mon visage.

***

La dernière chose dont je me rappelai de cette journée-là, c'est ma main écrivant dans mon journal intime des mots dont ma vue brouillée ne pouvait qu'à peine capter.


Elle me prive de mes parents et maintenant de mes yeux.

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