Thursday, September 15, 2016

Texture (Partie 1)

Chronique  |  Maggie Léonard

J'avais beau rouler et dérouler le coin de la feuille entre mes doigts, pour faire passer le temps, je n'arrivais toujours pas à me désennuyer. À force de m'acharner sur le bout de papier, je le sentais humide de sueur et prêt à se déchirer à tout moment. Décidément, ce professeur d'économie agissait comme un somnifère sur mon métabolisme. Je n'arrivais même plus à me concentrer sur sa voix, rendue comme une musique de fond pour mes pensées. Je manquais tellement de sommeil, et c'était maintenant que ça me rattrapait, en plein cours d'économie. Et si je me laissais sombrer dans les douces manières de la léthargie ? Je ne crois pas que l'enseignant en serait trop froissé : le son de sa voix l'endort lui-même. J'aurais aimé être auteur. Pas pour écrire des romans ou des scénarios, non, c'était des chansons que je voulais écrire.

Mon attention s'était dirigée vers le boulevard qui bordait le terrain de l'école. Je pouvais deviner le mouvement de la circulation avec comme seul indice les freins mal soignés des voitures et les accélérations des automobilistes. Ton toit, ton taf, ta caisse, tes sous. Mais tu n'as pas sommeil. La vie, santé, bonheur. Avoue que tu n'as pas sommeil.[1] Justement, j'avais sommeil maintenant. Les fluctuations de l'économie des États-Unis dans le siècle dernier et les crissements des pneus des voitures avaient perdu leur aspect monotone ; ils étaient comme une jolie berceuse dorénavant. Ma tête, mes paupières, mes muscles. Tout était lourd, lourd de fatigue et d'inquiétude, lourd de chagrin, lourd de sommeil.

Yiiiiinkkkk. Clac ! « Bon, ça y est. Un autre débile qui vient me déranger, » pensais-je. Les freins de la voiture étaient sans doute tout rouillés et le propriétaire ne s'en occuperait manifestement pas : à la manière dont il avait claqué la porte de sa voiture, on voyait bien comment il traitait son tas de ferrailles. Comme j'étais assis au bord de la fenêtre qui donnait sur le stationnement, les bruits s'étaient fait entendre comme si j'y étais. Et voilà que les pas du chauffeur s'approchaient de l'école. Et il semblait pressé.

Le coin de la feuille s'était finalement déchiré sous la force de mon poing serré. Je hais qu'on me dérange. Me semble que c'était évident que j'étais fatigué. Une école, c'est censé être la place où on étudie et ça prend pas la tête à Papineau pour savoir que le silence est de mise quand on veut apprendre. Non ? Quand tu entres sur le terrain de l'école, tu restes tranquille et tu te fais tout petit. Surtout pendant l'heure des classes. Maudit imbécile. Je sais que j'écoutais pas le cours, mais j'avais quand même droit au calme. Moi qui attendais patiemment le sommeil depuis deux jours. En plus, il marchait vite. Et ses pas étaient lourds. Pak. Pak. Pak. Pak. On aurait dit qu'il faisait exprès de m'horripiler.

Je la sentais au fond de mon ventre. Elle montait aussi rapidement que les pas de l'homme qui se rapprochait. C'est cette chaleur qui rend les gens fous de rage rouge. Elle s'élevait dans ma gorge et je la sentais qui voulait sortir en un cri puissant. Ça aurait fait tellement de bien de tous les engueuler, leur cracher des postillons de haine en plein visage. Je leur avais rien fait moi, alors pourquoi s'acharnaient-ils à m'énerver ? Dans ces moments-là, j'essayais de la canaliser dans mes poings serrés. Mes jointures en étaient blanches. Quelle ironie.

La porte s'ouvrit en un grand coup de vent.

Un homme se racla la gorge et s'excusa à la classe.

-       Emmett, voudrais-tu me suivre s'il te plaît ? dit-il.

Cela me prit un certain temps pour comprendre que c'était à moi que l'homme s'adressait. J'attrapai mon sac que j'avais glissé sous mon pupitre et je me levai. L'homme vint me rejoindre et au son de ses bottes qui tapaient le sol, je sus que c'était le propriétaire du boucan qui m'avait réveillé. Il m'escorta sans un mot jusqu’à sa voiture. Une fois les ceintures bouclées, il se présenta :

-       Je suis responsable du dossier de ton frère.

Il marqua une pause comme s'il voulait reprendre son souffle après la course qui l'avait mené jusqu’à la classe. Puis, il se racla de nouveau la gorge et lança d'un ton succinct :

-       Nous l'avons retrouvé.

Mes poumons expulsèrent tout l'air qu'ils contenaient. C'était comme si Joe Louis en personne m'avait asséné un coup dans le ventre. Mon émotion fut si violente qu'elle en piqua mes yeux qui se remplirent d'eau. Je haletais et peinais à respirer, mais pourtant je réussis à former la question :

-       Où est-il ?

-       Nous y allons.

Le reste du trajet fut comme un rêve qu'on oublie au réveil. Non, c'était plutôt comme un polar dont on a qu'envie d'arriver à la dernière page. Les larmes qui avait noyé mes yeux quelques instants plus tôt n'avaient jamais trouvé le chemin jusqu’à mes joues. Néanmoins, je me sentais prêt à exploser à tout moment en un mélange de joie immense et de soulagement intense.

On l'avait transporté dans un hôpital pour vérifier son état. L'odeur des produits désinfectants me donnait mal à la tête et le couinement des chaussures des infirmiers m'étourdissait. Après avoir arpenté le labyrinthe de couloirs durant cinq longues minutes, l'inspecteur Dubois s'arrêta enfin et ouvrit une porte. Je pénétrai doucement dans la pièce à la recherche de mon petit frère.

Pour une deuxième fois cette journée-là, mon souffle se coupa. Le choc de l'accolade m'avait presque projeté au sol et les deux petits bras m'étranglaient, mais je n'en fis pas un cas. À ce moment, je ne voulais plus que me concentrer sur la petite tête bouclée qui avait trouvé refuge dans le creux de mon cou. Je finis par pleurer de lourdes larmes. L'odeur des cheveux de Sacha accentua mes sanglots et nos habits se trouvèrent bientôt inondés par la morve et les pleurs. Une question, une toute petite question me brulait les lèvres, mais pourtant se résolvait à ne pas les franchir. Je serrais cette petite boule de chaire contre moi et, à cet instant, je n'arrivais pas à lui en vouloir de m'avoir abandonné durant deux si longs jours.

Soudain, sa tête changea de position pour permettre à sa petite bouche en cœur de se rapprocher de mon oreille. Son souffle chaud me chatouillait le tympan. Puis, ses lèvres gercées s’entrouvrirent et laissèrent échapper les cinq mots qu'un garçonnet de huit ans n'aurait jamais dû connaitre. Les cinq mots qui vinrent hanter toutes mes nuits qui suivirent nos retrouvailles.

« Emmett... J'ai vu la Mort. »




[1]    Paroles de la chanson « Sommeil » par Stromae.

1 comment:

  1. Beau travail, Maggie! C'est excellent! Je suis déjà "hooked" et j'ai hâte de lire la suite! :)

    Si tu écris un livre, c'est sûr que je l'achète!

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